Comment fabriquer de nouvelles nations ?

Dans l’économie de l’expérience, où les nouveaux dragons, les barbares et les licornes émergent aux quatre coins du monde, suscitant plus qu’admiration que de scepticisme, tout semble possible. Même réinventer le monde, même créer de nouvelles nations.

Pour assurer sa cohésion, une société s’appuie sur plusieurs piliers pour nourrir une culture commune, une vision partagée : son histoire qui est sa mémoire, sa monnaie comme son sang, irriguant ses différents organes et son éducation est comme une extrudeuse de son futur. Histoire, monnaie et éducation, trois marqueurs principaux d’une nation.

Avec l’économie numérique et l’émergence de l’Homo Digitalis, la société est devenue une expérience comme une autre. Les capitaines des géants du numérique sont reçus comme des dirigeants dans les différentes nations, car ils ont souvent plus d’utilisateurs dans leurs bases de données qu’ont de citoyens, les pays hôtes qu’ils visitent.

Avec l’économie des plateformes, ce sont des méta entreprises qui émergent, gouvernant déjà leurs utilisateurs par l’attention, au-delà des frontières  juridiques, physiques et nationales. Collaborateurs, partenaires, clients et simples visiteurs sont tous du même côté de la frontière idéologique de l’entreprise - il n’y a plus d’opposition fabricant - client. Nous sommes tous citoyens de ces grandes entreprises connectées.

En cultivant l’attention quotidienne des femmes et des hommes, la compréhension de leurs comportements et l’anticipation de leurs désirs, ces entreprises ont une vision intime de leurs utilisateurs, ce que tout gouvernement rêve secrètement d’obtenir pour ses citoyens.

Se transformer en nation, prochain levier pour ces entreprises pour changer le Monde ?

Arrivé à une masse critique d’utilisateurs, il reste a ces entreprises à phagocyter les marqueurs sociétaux que sont l’histoire, la monnaie et l’éducation et avoir ainsi des citoyens de leurs marques, les rendant plus sociétales, organique, pérennes et quasi-conscientes. 

L’Histoire ou la valorisation des actes c’est réinventer les ressources humaines dans la temporalité de la société : imaginons une entreprise dans laquelle chacun de nos projets, dans laquelle chacun de nos actes remarquables sont gravé dans une blockchain. Nos CV deviennent des avatars qui écrivent en temps réel l’histoire et ses interdépendances, les grands actes, comme les battements d’ailes qui y ont contribué. 

La Monnaie ou la valorisation de l’attention c’est réinventer les échanges entre l’interne et l’externe de l’entreprise : imaginons une monnaie de l’attention dont l’usage perdure au-delà de sa carrière, de son entreprise. L’attention est déjà la devise universelle qui nous lie, quels que soit le moment et l’endroit, quels que soient l’entreprise et le pays. Une monnaie unique de l’attention, c’est faire fi des frontières existantes.

L’Éducation ou la valorisation des compétences c’est réinventer la formation comme outil de fédération : quand les frontières mêmes de l’entreprise n’auront plus la même perméabilité, les formations dispensées par celle-ci seront le dernier bastion pour recruter les meilleurs, pour fidéliser et valoriser les collaborateurs. Non plus comme une étape nécessaire lors d’une remise en cause ou d’un besoin de se mettre à jour, mais bien comme le lieu même pour qualifier l’attention de l’entreprise, pour rendre unique sa culture sur le marché. 

Suffit-il de renommer les ressources humaines, les flux de productions et les formations en histoire, monnaie et éducation pour faire des entreprises de nouvelles nations ? Les entreprises connectées qui exploitent notre attention sont-elles des nations de poche en devenir ?

Exposés jour après jour à ces nouveaux usages, nul doute que l’esprit humain fabriquera de nouveaux anticorps pour une meilleure maîtrise de son attention, pour plus de de conscience.

Et il y a urgence à agir pour plus de sens dans nos actes, à réécrire l’imaginaire de nos sociétés, car quand les entreprises deviennent si puissantes qu’elles en troublent la définition même de la citoyenneté, les nations doivent se réinventer pour ne pas devenir de simple média de promotion pour ces nouveaux géants et pour les empêcher d’évoluer en armes de dystopies massives.