En finir avec la fascination des chiffres pour construire l’imaginaire du nouveau normal.
Pendant le confinement, la sagesse derrière le verre à moitié vide, à moitié plein a été balayée par le décompte morbide, en temps réel de nos morts. En plus d’une pandémie, c’est une bataille de chiffres que nous vivons pendant ce moment. S’ils peuvent apparaitre factuels, définitifs, indiscutables et rationnels par nature, les chiffres, quand ils sont nus, exposés au regard de tous ou assaisonnés sous forme de schémas, ils restent, comme tout savoir, des outils de pouvoir.
Des chiffres à moitié pleins et certains souhaitent la fin d’un monde, comme si les crises sanitaires, économiques, sociétales s’assemblent pour être le levier pour déloger le monde d’avant de ces vieilles servitudes, pour accélérer l’avènement d’une humilité, d’une décroissance et d’une frugalité bienheureuse.
Des chiffres à moitié vides et d’autres relativisent - le tabac, les maladies chroniques tuent bien d’avantages de personnes, banalisées qu’elles sont dans notre paysage quotidien. Nous reprendrons nos vies respectives comme avant, juste un vaccin de plus et les bises en moins. Et chacun continuera de vivre de son monde à lui, dont les réseaux sociaux forment le catalogue exhaustif, qui nous conforte dans nos vies respectives, si confortablement étanches.
Qui écrira le récit du nouveau normal ? C’est la durée de cette crise qui décidera quand nous passerons de la résistance à la résilience, au-delà de l’usage politique des chiffres.
Déjà les chaînes de productions deviennent plus agiles pour produire de l’essentiel. Déjà la distanciation sociale devient la considération bienveillante de l’autre. Déjà il est admissible de reprendre le travail dans l’Après comme avant. Déjà des villes s’adaptent pour accueillir plus de vélos dans leurs flux. Déjà les écoles se sont invitées tant bien que mal dans les foyers. Déjà des solidarités visibles et discrètes se tissent… Autant de signaux faibles qui agissent en dehors des chiffres attendus, de leurs normes habituelles.
Beaucoup considèrent ce temps comme une pause, avant de retrouver la vie d’avant. Beaucoup considèrent ce temps comme une mise à jour, avant de construire un nouveau monde. De quel côté établirons-nous le nouveau normal ?
Si la fascination des chiffres et ses usages politiques existaient bien avant le confinement, cette crise fait apparaître cruellement leurs limites pour construire une société, pour diriger une entreprise, quand ils sont les ingrédients exclusifs de l’imaginaire proposé.
Aux visionnaires, aux artistes, aux écrivains et poètes, aux chamans, aux sagesses aux designers aussi, bref à tous ceux qui n’ont pas été déclarés essentiels, c’est maintenant qu’il faut être des héros aussi : chanter, écrire, dessiner, projeter l’imaginaire de demain ; commencer à tisser un récit d’une société qui ne subit plus son hyperconscience et sa transparence. Pour dessiner nos futurs, non pas par nos peurs, mais par la conscience maîtrisée de nos fascinations.