À la manière des Exercices de Style de Queneau
Un texte en hommage aux Exercices de Style de Queneau. Non pas 99 mais 9 variantes seulement, comme les 9 facettes du jeu de carte Ideaswaat ! (Retrouvez l'exégèse ici)
L’entrepreneur rencontre dans un bus un jeune homme barbu jusqu’au cou, connecté à un smartphone tenant lieu de compagnon. Ce jeune homme échange quelques messages assez vifs avec un autre connecté, puis se prend en selfie à une place devenue libre. Un peu plus tard, l’entrepreneur revoit ce jeune homme qui est maintenant en train de discuter avec un ami. Celui-ci lui conseille de raser sa barbe au niveau supérieur de son tatouage.
Tangible
Barbes. Bus. Bavardages. Autoportrait. Soins capillaires. Tatouages. Autant d’éléments épars dans un parcours et pourtant, un point commun à tout cela : un téléphone qui ancre tous ces faits autour d’une même personne. Un entrepreneur y voit une opportunité pour suivre un client tout au long de sa journée.
Intangible
348 Secondes : c’est le temps que ce jeune barbu passe à invectiver son voisin. 2 Minutes : pour faire un autoportrait satisfaisant. 18 Heure : fin de journée propice aux rencontres entre collègues et amis. 1 journée : construire ou défaire des relations.
Utile
Les téléphones intelligents sont devenus indispensables dans notre vie de tous les jours : payer les transports en commun, se connecter avec ses amis, se prendre en photo pour enrichir ses réseaux sociaux. Prendre rendez-vous avec un conseiller capillaire itinérant grâce au GPS intégré n'est plus une difficulté.
Émotionnel
Les transports en commun ont toujours été une source d'angoisse avec cette promiscuité qui génère parfois des frictions : regardez ce jeune homme tout énervé sur son téléphone. Est-il réellement énervé ou est-ce la situation qui le stress ? Il est permis de douter, car dès qu'il trouve une place disponible, il se calme suffisamment pour se prendre en photo.
Mais même parfois un contexte favorable comme une belle fin d'après-midi peut générer des émotions orageuses : nous retrouvons notre jeune homme avec un ami en pleine discussion capillaire houleuse.
Sociétal
Dans notre société connectée, nous sommes seuls ensemble. Tous ensemble dans les transports en commun, dont les coûts et l'exploitation sont partagés, et pourtant des bulles individuelles subsistent. Et il suffit que ces bulles s'interfèrent pour générer des rapports conflictuels comme l'illustre ce jeune homme et son téléphone. Et une fois une possibilité de retrouver son intégrité, comme une place disponible par exemple, il se retrouve de nouveau seul avec son ego. Tout sert de prétexte pour être ensemble ... et seul, à la fois.
Éthique
Avec les nouvelles technologies, le concept même de lieu de travail évolue. En dehors même de son bureau, un jeune cadre branché donne avec efficacité des instructions en plein déplacement. Pour certifier l’authenticité de ses instructions, il lui suffit de procéder à une reconnaissance faciale dans un endroit calme. Cette nouvelle société émergente donne lieu à des situations inédites : le tatouage d’entreprise doit être dûment visible pour se faire valoir à tout instant.
Moment du Désir
Quand je vois dans la vie de tous les jours des gens remarquables et ordinaires à la fois être centrés sur leur téléphone, quand je vois comment les réseaux sociaux façonnent notre image, je me dis que j'aimerais aussi avoir un de ces téléphones intelligents, pour être de ces gens connectés.
Avec ce téléphone, je serais un citoyen connecté et j'en assumerais tous les attributs : bijoux intelligents, tatouages communautaires et autres signes capillaires.
Moment de Vérité
J'ai enfin un téléphone ! C'est merveilleux et je n'arrive pas à cacher ma fierté ! Être au centre de l'attention de ce bus me rend quelque peu nerveux, mais allez, hop, je vous en mets plein les yeux - clic-clac - Et c'est parti ! Oui, c'est le dernier modèle et il a un objectif haute résolution !
J'ai hâte de revoir Michel tout à l'heure. Remarquera-t-il mon nouveau tatouage ou mon nouveau téléphone en premier ?
Moment de l’Usage
Je risque encore d'avoir de nouvelles rides ! Se prendre en photo après chaque crise est cruel : les effets du stress n'en deviennent que plus évidents. J'en ai marre de jouer à cache-cache avec Michel - traverser toute la ville en bus devient vite lassant - je vais finir par consulter son twitter pour le localiser. Mais je suis déjà certain : il trouvera un prétexte futile pour ne pas liker mon selfie.